Pourquoi la biologie est l'alliée des féministes? (critique d'article de vulgarisation)

Sur ce blog, nous avons l'habitude de croiser une multitude d'organismes, et notamments d'animaux. Mais lors de nos promenades, en forêt ou en ville, on croise beaucoup un animal dont jusqu'à présent je n'ai que peu parlé : un primate bipède qui a colonisé peu ou prou l'ensemble de la planète... Si on parlait d'Homo sapiens?

Le Point a récemment publié un article intitulé "Pourquoi la biologie est l'alliée des féministes", écrit par Marta Iglesias pour Quillette. Cet article est très intéressant, et cet angle de vue est absolument nécessaire à une meilleure compréhension de nous-même. Soyons clairs: il est évident que nos comportements actuels ont été forgés par notre évolution, et que nous sommes soumis à la sélection sexuelle (par contre, affirmer que cette sélection sexuelle est à l'origine du choix des jouets par les enfants sans aucune influence culturel me semble absolument absurde, et demanderait en tous cas à être prouvé). Même le fait que nous soyons des animaux à forte composante culturelle (et nous sommes très très loin d'être les seuls, même certains insectes en sont pourvus) a été le fruit d'une évolution biologique. Et le féminisme doit se nourrir des découvertes de la biologie, mais aussi avoir le pouvoir de s'en détacher (on peut avoir besoin de comprendre pourquoi le cerveau de espèce est porté sur les mathématiques, mais ça n'est pas nécessaire pour décider d'en faire, ou de ne pas en faire!), pour les raisons évoquées dans l'article, que je ne remets pas en cause.
Néanmoins, quelques lacunes méthodologiques dans cette étude me semblent nuire à ses conclusions, ou du moins à leur aspect définitif. Discutons deux points : la nature de l'investissement parental humain, et la variabilité culturelle de cet investissement (je vous conseille chaleureusement de lire l'article du Point , dont est extraite l'image ci-dessous, avant de continuer ici).

L'autrice de cet article constate, avec justesse, que dans le règne animal, l'investissement parental est le théâtre d'une compétition entre les sexes qui se traduit par des différences au niveau des caractéristiques recherchées chez les partenaires (ce que l'on nomme "sélection sexuelle"). Ensuite, elle établit, sans aucune source, que chez l'humain, c'est la femme qui s'investit le plus les soins parentaux, ce qui justifie de facto le reste de l'article.
Je trouve que cette affirmation est beaucoup trop légère et rapide. En effet, il n'est tenu compte dans le raisonnement que des investissements directs (dans l'exemple de la tortue marine aussi bien que dans celui de l'allaitement humain). Or dans n'importe quelle espèce, des fourmis à l'humain en passant par le chimpanzé ou les oiseaux, tous les chercheurs en sélection sexuelle savent que les investissements parentaux peuvent être directs (ce que le jeune récupère directement, comme de la nourriture), mais également indirects (soins donnés à l'adulte qui prend soin des jeunes : ainsi, chez les mouettes tridactyles par exemple, il a été montré que si le mâle nourrit correctement la femelle, celle-ci pond un oeuf supplémentaire). En outre, dans une société humaine, les soins aux jeunes ne sont pas donnés par les seuls parents. Un proverbe africain dit "il faut un village pour prendre soin d'un enfant", c'était vrai à l'aube de l'humanité, ça l'est encore aujourd'hui : grands parents, membres de la fratrie, famille élargie etc, doivent contribuer si l'enfant veut pouvoir à son tour atteindre son plein potentiel reproducteur. Nos bébés sont tellement immatures!
Or, l'investissement des hommes est important dans ce contexte, y compris dans la vision de nos sociétés patriarcales occidentales des années 50 la plus caricaturale : même s'il ne se lève pas à 3h du matin pour donner un biberon, le fait qu'il doive aller travailler pour trouver l'argent (ou aller cultiver la terre, ou construire la maison, ou chasser) pour nourrir sa femme et son enfant fait partie d'un investissement parental du mâle. Simplement cet investissement est indirect, alors que sa femme contrainte de rester en compagnie de l'enfant aura un investissement plus direct. Mais ce schéma est très partiel et d'autres répartitions des rôles sociaux existent, même dans les sociétés occidentales patriarcales. Ainsi, une femme qui travaille 12h par jour pour payer une nourrice n'est pas désengagée des intérêts de sa progéniture, elle s'investit pour elle indirectement en nourrissant la personne qui prend soin de son enfant (nous laisserons les débats sur la nature de cet investissement parental, maternel ou paternel, pour un autre jour). Dans cette optique, il est difficile de dire si un sexe s'investit plus que l'autre à partir du moment où il y a vie de couple et que les deux travaillent à acquérir des ressources. En tous cas, cela demande à être discuté.
La seule chose que l'on peut dire, c'est que les hommes ont une possibilité vraiment accrue d'avoir des enfants sans aucun investissement parental : il leur suffit d'avoir une relation extra-couple, et ils peuvent avoir des enfants sans même le savoir. Néanmoins, cet avantage est-il réellement important? Pour le savoir, ce n'est pas le nombre de femmes inséminées qu'il faut compter (ainsi qu'il l'est affirmé dans un des articles source de celui du Point, écrit par M. Buss et Shmidt en 1993), mais le nombre d'enfants ainsi obtenus qui parvient lui-même à se reproduire avec succès. C'est ce que l'on appelle, dans le jargon évolutionniste, la "fitness". Ceci n'a, à ma connaissance, pas été mesuré, or sans cette mesure, impossible de savoir si l'infidélité est vraiment un atout important pour les hommes, et l'a également été dans le passé, ou restera marginale. Et n'oublions pas que pendant des millions d'années de notre évolution, la mortalité infantile, conditionnée par le manque de moyens des parents ou de la mère, était très importante : ne valait-il pas mieux, dans ce cas, investir son énergie à moins d'enfants, c'est à dire auprès d'une seule femme, mais qu'ils aient plus de chances de s'en sortir?.

Maintenant, passons à l'impact culturel : l'article du Point affirme que le choix du partenaire est asymétrique dans toutes les cultures, et donne pour exemple un article de 2005 écrit par Shackelford sur les données de Buss acquises en 1989. Or, ces données concernent 37 cultures. Problème: dans les faits, ces cultures n'ont pas grand chose de si différent : sur 37, 20 sont occidentales (Europe ou Amérique du Nord). Les autres ont subi une très forte influence occidentale également, notamment à cause de la colonisation (Japon, Brésil, pays d'Afrique etc). Ainsi, la prévalence du modèle occidental conduit les auteurs à des généralisations qui auraient mérité beaucoup plus d'approfondissement, de précautions, voire qui ne sont pas pertinentes.
Par exemple, ils affirment que le modèle humain familial est le couple, alors que l'on connaît aussi, bien qu'elles soient rares, des sociétés avunculaires, où ce sont les oncles, et non les pères, qui s'investissent dans les soins parentaux (et ceci s'inscrit également parfaitement dans l'évolution de notre espèce : n'étant pas sûrs de leur paternité, les hommes s'investissent dans les soins aux enfants qui leur sont génétiquement le plus proches). Même dans les sociétés non occidentales où le couple est le modèle familial, l'investissement traditionnel des parents peuvent varier énormément. Par exemple, chez les Akas (Afrique centrale), les hommes passent 47% de leur temps à s'occuper des bébés, leur investissement direct très important : ils s'occupent tellement des bébés que certains arrivent à allaiter un peu...
Pourquoi mesure n'a-t-elle spécifiquement été prise chez les rares peuples premiers existant encore (même au Brésil), ou bien dans des sociétés spécifiquement matriarcales ou matrilinéaires? Uniquement parce qu'elles sont peu nombreuses? Ne prendre en compte aucune de ces sociétés et conclure à l'universalité de la famille nucléaire et du couple est une tautologie... On ne peut pas négliger les autres cultures, elles font partie du schéma humain! Et surtout, même si elles sont rares aujourd'hui, RIEN ne nous permet à l'heure actuelle d'affirmer qu'il en a toujours été ainsi. Rien n'empêche d'imaginer que ces modèles ne soient des reliques de structures sociales beaucoup plus étendues et communes par le passé.

Ainsi, notre espèce connaît, même actuellement, une plasticité comportementale extrêmement importante, qui n'est malheureusement ni mentionnée ni explorée dans l'article du Point. Cette plasticité permet pourtant à des modèles de société très différents de coéxister (ex : les sociétés avunculaires). Même dans notre société patriarcale actuelle, qui commence à éclater un peu par endroits, on voit émerger différents modèles familiaux : les familles monoparentales par exemple. De plus en plus de femmes, également, revendiquent haut et fort leur non-désir d'enfants, sont-elles pour autant en dehors de notre schéma évolutif? Non, car il existe de très nombreuses manières de contribuer génétiquement aux générations suivantes, notamment en aidant les membres de sa famille, proche ou lointaine. L'investissement reproducteur (au sens de la reproduction de nos gènes d'une génération à l'autre) des hommes comme des femmes peut vraiment être très variable, en proportion comme en nature (direct ou indirect)!

En conclusion, partir d'observations uniquement occidentales patriarcales pour conclure que c'est un modèle universel reflétant la biologie globale de notre espèce sans tenir compte de sa très grande plasticité me paraît un souci méthodologique majeur. Ceci est comparable aux biais méthodologiques rencontrés par les paléontologues du siècle passé, qui interprétaient systématiquement les structures des sociétés dont ils observaient les restes à l'aune des valeurs occidentales, ce qui les a conduits à des erreurs d'interprétation majeures. L'exemple le plus probant est certainement celui de ces tombes abritant un squelette armé et richement paré dont on a déduit qu'il s'agissait de princes guerriers sans simplement imaginer qu'il puisse en être autrement. Heureusement que la génétique est passée par là pour permettre de se rendre compte que certains de certains de ces squelettes sont ceux de femmes, ouvrant un immense champ de possibilités et de réinterprétation. La biologie peut effectivement être l'alliée des féministes, mais quoi qu'il en soit, c'est un travail délicat qui demande des recherches récentes (il y en a!) et de s'intéresser à tous les types de culture de façon beaucoup plus poussée pour englober toute la plasticité et la variabilité comportementale de notre espèce. Ceci seul pourra nous mener vers une véritable compréhension.

Un grand merci à Agatha McPie, du Nid de Pie, ainsi qu'à Stéphane Debove, du Café des Sciences, pour leur aide et leurs bonnes idées!

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